L'interview d'Hubert Védrine

 

pour

par Kalkaf

Discussion sur le forum d'Objectible...

Paris, le 13/02/2006

By Jove ! Voilà que l’on peut être fan de BD tout en exerçant les plus hautes fonctions de ce monde !

Très tôt Hubert Védrine a découvert les bandes dessinées. Elles ont contribué à forger son caractère, son esprit critique et lui ont donné un goût prononcé pour le "Voyage", la découverte d’autres mondes, d’autres cultures qui le mèneront jusqu’au poste suprême de la diplomatie française : Ministre des Affaires Etrangères, dans le gouvernement Jospin de 1997 à 2002.

Si sa préférence incontestée va vers l’oeuvre d’Edgar P. Jacobs et la ligne claire, Hubert Védrine a conservé cette passion enfantine pour les phylactères et n’hésite pas à feuilleter les nouvelles parutions dans les librairies parisiennes à la découverte d’une série susceptible d’accrocher son intérêt, de susciter son envie avide de lecture d’image et d’évasion.

Je remercie Hubert Védrine d’avoir accepté d’inaugurer cette série d’interviews de "personnalités" fans de BD !

Kalkaf pour Comment avez-vous découvert la Bande Dessinée ?

Hubert Védrine- Je suis né en 1947. Je crois que dès que j’ai su lire, j'ai lu des BD. Il s’agissait sans doute du journal de Mickey en attendant Spirou, Tintin ou Pilote.

Je fais partie de la dernière génération qui a connu la saveur de la vie sans télévision, sans écrans, sans appareils hifi ou électroniques, la lecture calme, le temps long, les conversations, l’ennui qui fait penser. Peu nombreux étaient ceux qui avaient le téléphone. A l’époque, quand je voulais dire quelque chose à un copain, je courrais jusque chez lui. Le cinéma était aussi assez rare, une séance par semaine en moyenne, dans une salle d'art et d'essai.

Mes amis et moi, nous avions donc un goût vif pour les romans d’aventure et aussi pour les BD. Nous nous les échangions et en parlions. Certains de nos professeurs opposaient la "Lecture" avec un grand "L" et la BD, mais pas nous, nous étions boulimiques des deux.

Nous dévorions "Tintin", "Lucky Luke" (Moris et Goscinny), "Alix" (Jacques Martin) et les autres héros de Jacques Martin, "Buck Danny", et, pour moi, avec une passion particulière, "Blake et Mortimer" (Jacobs).

Les 7 vies de l'Epervier - Cothias - Juillard

Vacances Fatales -Giardino

Kalkaf pour Quel style de BD aimez-vous ?

Largo Winch - Van Hamme - Francq

Giacomo C. - Dufaux - Griffo

Hubert Védrine - Mes évocations le montrent : j’aime la ligne claire, les histoires construites, les BD "bien" dessinées et travaillées.

Kalkaf pour En quoi le dessin est-il si important ? Donnez-nous des exemples...

Hubert Védrine - Question de goût, de lisibilité, d’agrément ! Je ne peux pas apprécier une histoire si le dessin est confus, maladroit ou agressif. Ainsi je place très haut les "Sept vies de l’Epervier", et j'aime beaucoup aussi "Vacances fatales" de Giardino, "Largo Winch", "Le Sursis" et le "Vol du Corbeau" de Gibrat, la série "Giacomo C.", "Corto Maltese" bien sûr. Je trouve remarquable ce qu'Hugo Pratt et Manara ont fait ensemble dans "L’été Indien" ou dans "El Gaucho". Manara a un coup de crayon magnifique y compris dans ses BD érotiques. Il y a aussi bien sûr au plus haut Schuiten et Peeters.

Le Vol du Corbeau - Gibrat

Corto Maltese - Hugo Pratt

Un Eté Indien - Pratt - Manara

Les Cités Obsucres - Peeters - Schuiten

Kalkaf pour Quels autres auteurs, quelles autres séries aimez-vous ?

Hubert Védrine - Il faudrait en citer tellement ! Alors, encore dans le désordre : "Neige" de Convard et Gine, deux BD d'après une catastrophe nucléaire (thème fréquent dans la BD) et "La Survivante", série de Paul Gillon, seule une belle jeune femme a survécu, elle vit seule au Crillon ; "India Dreams", qui se déroule dans l’Inde coloniale, magnifiquement rendue ; "Kenya", belle série onirique ; "Pin up", de Berthet et Yann, tout le charme de l’Amérique des années 1940-50 ; les "Héritiers du soleil", dans l'Egypte ancienne ; "Murena", dans la Rome antique, par dufaux et Delaby ; "Djinn", par Dufaux et Mirallès ; et encore la série "Blitz" de Floc’h et Rivière, qui s'inspire un peu de Jacobs. Dans un genre très différent : "Le Chat" de Geluck, génial, ou le le couple à la campagne de Manu Larcenet dans "Le Combat Ordinaire". Entre autres !

Mais je garde une tendresse spéciale pour Jacobs.

Neige - Convard - Gine

La Survivante - Gillon

India Dreams - Charles

Kenya - Rodolphe - Léo

Pin-Up - Yann - Berthet

Djinn - Dufaux - Mirallès

Blitz - Floc'h - Rivière

Le Chat - Geluck

Les Héritiers du Soleil - Convard

Murena - Dufaux - Delaby

Le Combat Ordinaire - Larcenet

Buck Danny - Charlier - Hubinon

Couvertures de

Blake & Mortimer

Kalkaf pour Qu’appréciez-vous plus spécifiquement chez lui ?

Hubert Védrine - D’abord, c’est mon enfance. La France, le monde d’après guerre. Son Paris de "SOS Météores", magnifique ! Son Atlantide ! Le Ministre portugais des Affaires Etrangères m'a montré aux Açores l'ouverture du gouffre reproduite par Jacobs. Il faudrait citer tous les albums. J’étais tellement sous le charme que lorsque j’étais en 4ème, à 12 ans, j’ai dessiné moi-même quelques planches de BD en m’inspirant de Jacobs ! Mes copains faisaient office de comité de rédaction. Je dessinais au crayon, je colorisais (on disait "colorier ") à la peinture, j’utilisais ensuite de l’encre de chine pour les contours et les textes. Il me fallait trois jours par image !

Les albums de Jacobs m’ont donné le goût de l’aventure, du voyage, de l’Egypte. Plus encore qu'Hergé, indémodable et génial, mais plus intemporel. Ses Balkans sont prenants, mais comparez l’Egypte du "Mystère des Pyramides" et celle des "Cigares du Pharaon".

Kalkaf pour Que pensez-vous des reprises de Blake et Mortimer par Jean Van Hamme et Ted Benoit ou par Yves Sente et André Juillard ?

Hubert Védrine - Je n’ai pas de prévention à ce sujet. Alexandre Dumas avait bien des "nègres" de son vivant, qui écrivaient aussi bien que lui. Du moment que les détenteurs des droits juridiques l’acceptent et que le résultat est bon, pourquoi pas ?

Or, précisément, je les trouve assez réussies, même si évidemment cela n’a pas la même innocente saveur ni le charme de la découverte car on sait que ce sont des imitations ou des prolongations. Mais quand même "L’affaire Francis Blake" reconstitue très bien l’ambiance du Londres de la Marque Jaune et aussi des "39 marches" d’Hitchock, notamment avec ce responsable du réseau d’espionnage qui a six doigts. Nostalgie...

Kalkaf pour Est-ce qu’au contraire, il y a des styles qui vous rebutent ?

Hubert Védrine - Oui, même s’ils traduisent un talent. Sur ce plan, je reste classique et je sais d’un coup d’oeil ce qui me plaît ou pas.

Kalkaf pour Avez-vous eu l’occasion de rencontrer les auteurs que vous aimez ?

Hubert Védrine - Pour des raisons évidentes d’âge, je n’ai rencontré ni Edgar P. Jacobs ni Hergé, mais j’ai rencontré Juillard, l’auteur des "Sept vies de l’Epervier", il y a des années lors d’un dîner, et beaucoup d'autres, invité au festival d’Angoulème. Lors de l’exposition Jacobs à Paris, j’ai rencontré un des membres de l’équipe qui continue "Blake et Mortimer". Je croise aussi souvent Wolinski à Saint Germain des Prés. Mais c’est comme pour les écrivains, ils s’expriment surtout par leurs planches.

Kalkaf pour Comment vous définiriez-vous par rapport à la BD ?

Hubert Védrine - J’en vois bien la part d’enfance délibérément trompeuse, entretenue à dessein et aussi la poésie. Cela fait partie de mon monde. Je m’y évade facilement. J'aime sa créativité.

Planches dessinées par Hubert Védrine à son adolescence.

Kalkaf pour Jacques Chirac a été représenté par Albert Uderzo dans "Obélix et compagnie". Au-delà de ces caricatures, quels sont les liens entre le monde politique et la BD ?

Hubert Védrine - Il y en a peu. Les représentations du monde politique sont rares ou limitées à quelques scènes de pouvoir conventionnelles et simplistes. La BD aime l’histoire, la guerre, l’espionnage, mais laisse le terrain de la politique à la caricature. Je me souviens cependant des "Coulisses du pouvoir" par Delitte et Richelle.

Il y a dans le "Piège Diabolique" un clin d'oeil, lorsque Mortimer projeté dans le futur se retrouve dans la cave de la cité interdite et déclenche un enregistrement qui restitue de manière bouffonne un discours du premier ministre belge des années cinquante, Spaak.

Dans "Le Secret de l’Espadon", l’amiral britannique qui commande la base secrète dans le détroit d’Ormuz, où l’Espadon est fabriqué, a la tête de Churchill.

Dans "Pin up", on aperçoit JF Kennedy jeune officier de marine, pendant la guerre et après son investiture.

Par contre, on trouve des rois dans les bandes dessinées historiques, par exemple, dans les "Sept vies de l’Epervier", Henri IV et Louis XIII, ou encore Jules César ou des pharaons dans "Alix" ou "Astérix".

Planche tirée du Piège Diabolique - Blake & Mortimer - Edgar P. Jacobs

Planche tirée du Secret de l'Espadon - Blake & Mortimer - Edgar P. Jacobs

Planche tirée du Tome I - Pin-Up - Yann et Berthet

Planche tirée d'Obélix et Compagnie - Astérix - Goscinny et Uderzo

Kalkaf pour Au-delà des albums quel regard portez-vous sur la para-BD ?

Hubert Védrine - Je vais vous décevoir, cela ne m’a jamais beaucoup attiré. Les images de la Bande dessinées permettent de rêver mieux que les objets, plus décevants.

J’ai rarement été convaincu aussi par les adaptations de BD au cinéma. Je n’ai pas envie d’entendre la voix des Dupondt ou d’Astérix, alors que j’ai aimé des dessins animés comme Le Roi Lion, ou le Roi et l’Oiseau, par exemple.

J’ai d’ailleurs la même réticence en général avec les adaptations cinématographiques de grands romans. Sauf pour Le Guépard.

Je n’ai donc aucun objet BD sauf une statuette de Corto Maltese.

Kalkaf pour D’où vient ce Corto Maltese ?

Corto Maltese par Leblon Delienne

Hubert Védrine - On me l’a offert. Il est assez fin, dépouillé. Mais je ne l’aurais pas acheté par moi-même, même si je m’intéresse à Hugo Pratt et si j’ai lu sa biographie par Jean-Claude Guilbert.

Par contre, j’apprécie les planches originales ou des reproductions anciennes. On m’a ainsi offert des reproductions de couverture de "Tintin", ou de "Blake et Mortimer". Et j’aimerais bien avoir les éditions successives et corrigées de "Tintin au pays de l’or noir" de plus en plus politiquement correct.

La dédicace d'Hubert Védrine

 

La biographie d'Hubert Védrine


Hubert Védrine est né le 31 juillet 1947 à Saint Sylvain de Bellegarde, dans la Creuse. Après Sciences Po Paris et une licence d'histoire, il entre à l'E.N.A dont il sort en 1974 (promotion Simone Weil) au ministère de la Culture.

Élu député suppléant (PS) dans la première circonscription de la Nièvre en 1978, il rejoint la Direction Générale des Relations Culturelles, Scientifiques et Techniques du ministère des affaires étrangères en 1979.

En 1981, le Président François Mitterrand l'appelle à l'Elysée comme conseiller diplomatique. Il a trente quatre ans. Il devient porte-parole de l’Elysée en 1988 après la réélection de François Mitterrand, puis secrétaire général en 1991. Il le restera jusqu'en 1995.

Cette année-là, Hubert Védrine revient au Conseil d'Etat – où il a été nommé en 1986 maître des requêtes – puis rejoint le cabinet d'avocats Jeantet et Associés en 1996.

La même année, il publie un ouvrage de 800 pages sur la politique étrangère de l'ancien président : "Les mondes de François Mitterrand".

En mai 1997, Lionel Jospin le choisit et le Président Jacques Chirac le nomme ministre des affaires étrangères, fonction qu'il conservera cinq ans jusqu'au terme de la cohabitation en mai 2002.

Alors qu'il est en fonction, il publie avec Dominique Moïsi : "Les cartes de la France à l'heure de la mondialisation", en 2000

En 2003, Hubert Védrine crée une société de conseil en stratégie géopolitique "Hubert Védrine Conseil". Il travaille à ce titre avec plusieurs grandes entreprises françaises et le cabinet d'avocats Gide Loyrette Nouel est un de ses partenaires.

La même année, il publie une sélection de ses articles et discours des années 1995-2003 sous le titre : "Face à l'hyperpuissance".

Il entre au conseil d'administration de LVMH en 2004.

Hubert Védrine préside l'Institut François Mitterrand depuis 2003.

Son expertise des relations internationales le conduit à publier régulièrement des articles d’analyse dans la presse française et étrangère. Il participe également à de nombreux colloques, et anime depuis 2003 un séminaire à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris, sur les relations internationales.

Hubert Védrine est marié et a deux fils.

 

 

d'Hubert Védrine

Face à l'hyperpuissance

par Hubert Védrine

2006

Editions Century

François Mitterrand : une dessein, un destin

par Hubert Védrine

2006

Découverte Gallimard

Le credo américain

par Hubert Védrine et Alain Lasfargues

2002

Arte

Multilatéralisme : une réforme possible

par Hubert Védrine

2004

Fondation Jean Jaurès

Face à l'hyper-puissance

par Hubert Védrine

2003

Editions Fayard

Entretiens avec Rony Brauman

par Hubert Védrine

2003

Frémaux et associés

Les cartes de la France à l'heure de la mondialisation

par Hubert Védrine

2000

Editions Fayard

L'hyperpuissance américaine

par Hubert Védrine

2000

Fondation Jean Jaurès

Les mondes de François Mitterrand

par Hubert Védrine

1996

Editions Fayard

Mieux aménager sa ville

par Hubert Védrine

1979

Editions du Moniteur